Molenbeek (Un histoire d' Achilles Sotirellos)

De la fenêtre de son grenier
, je le voyais s'étendre jusqu'à l'horizon. Tantôt avec ses lumières fades, assoupies, tantôt couvert du voile blanc du brouillard. Le grand canal de la ville nous séparait. De notre côté se trouvaient les bons restaurants, les kiosques aux moules et aux croquettes de poisson que l’on grignotait debout et la Place Saint-Géry οù l’on flirtait, les gobelets plastiques à bière en main. Nos vies allaient à la dérive, elles s’accrochaient à des enthousiasmes éphémères, elles tournoyaient autour d'intrigues enfantines et trébuchaient sur des défaites inévitables.
Dans les brasseries poussiéreuses de la belle époque du passé, les sans-abri comptaient les pièces de monnaie et les alcooliques comptaient les secondes jusqu’à la prochaine bière. Le crachin tombait sur les vitres et fouettait les pensées qui cherchaient à se déverser sur des brouillons et des paquets de cigarettes froissés. Le temps ne s’arrêtait jamais, au contraire il exposait les preuves de son usure sur la doublure déchirée des canapés et les rideaux souillés de la nicotine.
Dans les rues pavées la pisse coulait et les talons se cassaient. La suie couronnait les désirs et estompait l’horizon. Les bâtiments de Horta nous entouraient et la voix de Brel nous berçait. Dans l'ivresse, les conséquences et la mesure n’existaient pas. On était prêt à tressaillir à un vers, un moment, un souvenir, une impasse, à être balafré par les tessons de l’amour qu’on brisait sur des murs de confusion et d’ébriété. Je me mettais en route pour rentrer chez moi à l’aube, profitant du jour et me promenant dans le marché du dimanche au Midi, avec les articles bon marché des artisans et les cantines qui vendaient du poulet grillé. Un peu plus loin, il y avait les restaurants des Grecs, bâtis du gagne-pain des premiers « Gastarbeiter » et abritant des histoires, des désastres et des « mantinades ». Les matins, Pauline se levait en chantant; on pourrait comprendre combien quelqu’un aimait sa vie tout simplement par sa façon de se réveiller. Elle ouvrait les rideaux nue pour laisser entrer la lumière jusqu’au jour où elle s’est trouvée face à face avec l’enfant du voisin la regardant surpris et les a refermés, hurlant. J’ai beau changer de maisons et de partenaires, je n’ai pas oublié les anciens lieux de prédilection, le marché du Midi, les cafés des Ibères, la grande avenue bordée d’arbres nus, qui se terminait aux abattoirs et puis, au canal. C’était à ces entrepôts dégradés des pauvres hommes basanés où l’on pouvait voir tant de couleurs sous le ciel presque toujours nuageux. Les bâtiments baroques et victoriens négligés, aux façades patinées par le temps, les fruiteries, les « alimentation » et les cafés infâmes.
Dans les salles oblongues, étouffantes, des bars, l’amour s’efforçait de trouver de l’oxygène, s’infiltrant dans les terrains de jeu enfumés de l’insécurité. Sa caresse devenait tantôt une bouée de sauvetage m’arrachant au désespoir, tantôt un rasoir contre ma liberté non-négociable. Mais elle n’a pas cessé de me l’offrir généreusement. C’est comme ça l’amour, aveugle et obstiné, glorifiant les imperfections et se nourrissant de l’incertitude. «Si ce que j’aime, toi, tu le détestes, quelqu’un de nous deux se trompe”, elle m’a dit un soir, comme les lumières de l’autre côté du canal étincelaient derrière la vitre embuée.
La brume accompagnait toujours mes pas, elle servait d’alibi solide dans une ville où je n’étais pas venu pour entrer dans l’âge adulte, mais plutôt pour l’éviter. Avec le bout de mes doigts, je cueillais les échardes de l’amour et puis je me lavais les mains au lavabo me lançant dans le futile. Je voulais seulement partir, tantôt en voyageant dans les brasseries poussiéreuses, accompagné par les paris perdus de la vie, tantôt en prenant le train de la Gare du Midi pour la première destination, au hasard. J’essayais de toucher les visions indéfinissables, idéalisées, dans l’horizon, restant toujours stationnaire, au même endroit. L’avenir, comme le passé, est toujours plus joli vu du présent. Je le réaliserais quelques années plus tard, même à l’aide inévitable et trompeuse de la nostalgie.
Je n’ai rien trouvé en poursuivant l’inconnu, le vague, l’aventure, c’était tout simplement un artifice pour m’éloigner d’elles, goûtant la saveur douce-amère du non-accompli. J’ai franchi le canal quelques jours avant mon départ, je me suis promené dans les ruelles, entouré de filles aux voiles, de vélos à l'abandon et de rires de jeunes enfants. J’ai contemplé les fantômes de l’autre côté qui seraient conservés par les mémoires et envenimés par l’absence, laissant les dernières empreintes de mes plantes dans les rues que je contemplais derrière la fenêtre embrumée de sa maison, comme je m’enivrais de la voix de Brel et du vin blanc de ses lèvres déjà inaccessibles. 9

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